Nocturne parisien

 

Malgré le vent froid, malgré les menaces du ciel chargé de gros nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée. Les cafés-concerts, le cirque, les théâtres ont vomi là le « gratin » de leur public. Partout les toilettes claires et des habits noirs : des demoiselles, empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leur canne, avec des gestes grimaçants de macaques. Quelques-uns, les jambes croisées pour montrer leurs chaussettes de soie noire brodées de fleurettes rouges, le chapeau légèrement renvoyé en arrière, dans un débraillé nonchalant et discret, sifflotent un air à la mode, – le refrain que, tout à l’heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes :

 

C’est le petit vin de Bordeaux,

Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh !

Qui fait la nique au Malaga

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

 

La dernière lumière s’est éteinte à la façade de l’Opéra ; mais, tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, toutes rouges, pareilles à des bouches d’enfer. Sur la place, acculées au rebord du trottoir, des voitures de remise s’alignent, lamentables et rapiécées, sur une double file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d’autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, trop étroites pour leurs ventres rebondis ou trop larges pour leurs torses grêles, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux pornographiques, qui passent et repassent, jetant au milieu d’un boniment croustillant le nom d’une femme connue, la nouvelle d’un scandale à sensation, tandis que des gamins, crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des jeux de cartes transparentes et tirent de la poche de leur veston des photographies obscènes qu’ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s’endorment et allumer les curiosités qui s’éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d’enfant, viennent vous présenter des bouquets, en souriant d’un sourire équivoque, et en mettant dans leurs œillades et dans leurs gestes la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées.

À l’intérieur du café toutes les tables sont prises. Pas une place vide. On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote un sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, comme ils entrent tous les soirs, avant de monter au club ou de s’aller coucher, par habitude et par chic, pour compter les revenus et saluer les revenantes, et aussi pour voir « s’il n’y a pas quelque chose à faire ». Lentement et se dandinant, ils font le tour des groupes, s’arrêtent, en une pose étudiée, pour causer à des amis, envoient un rapide bonjour de la main, se regardent dans les glaces, remettent en ordre la cravate blanche dont un bout a débordé sur le pardessus clair, puis s’en vont, l’esprit orné d’une nouvelle expression d’argot demi-mondain et d’un rit nouveau, plus riches d’un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule – que vergètent, malgré la poudre de riz fraîchement remise, de petites hachures roses – appuyée sur la main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires, tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe à petits coups de canne la pointe de ses souliers.

La réunion est brillante, toute enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles et de pompons, de plumes blondes et de lueurs de diamants. Tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs. Et pourtant on ne s’amuse pas dans cette atmosphère chargée d’ennui, d’inquiétude et de parfums lourds. Mais on se montre, et cela suffit. Étrange public en vérité, et dont la vision vous laisse on ne sait quelle tristesse poignante – la tristesse qui est au fond de tous les plaisirs stériles, et qui hante comme un remords, sans cesse, les cervelles vides et les cœurs pourris. Situations fausses, irrégularités sociales, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues naissent là, se confondent, s’étalent, grandissent et s’engraissent à la chaleur du fumier parisien.

Savez-vous quel est cet homme très entouré et qu’on écoute avec une sorte de respect ? Il a été valet de chambre. Son maître le chassa de sa maison parce qu’il avait volé. Il se fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint, on ignore comment, caissier de cercle, gagna de l’argent, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. Aujourd’hui, il possède des intérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et un hôtel où il reçoit. Il prête secrètement de l’argent à cent pour cent, à des demoiselles dans l’embarras, mais dont il connaît la beauté et la rouerie, à des gentlemen dont il achève la ruine, et tripote dans toutes les bonnes affaires et aussi dans toutes les mauvaises. Bref, généreux à ses heures, gai et bon garçon, il passe pour un homme honorable et toutes les mains lui sont tendues.

Et cet autre, énorme et joufflu, qui toujours rit et ne parle jamais. Un enfant, n’est-ce pas ? Dix-huit ans à peine. Il a une maîtresse, avec laquelle il se montre au Bois, le lundi, et un professeur abbé, qu’il conduit au Lac, le mardi, dans la même voiture. Sa mère – une vieille folle – a ainsi compris son éducation, voulant que son fils menât de front les saintes croyances et les galantes aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, ne croyant ni à Dieu, ni à diable, ni à l’abbé, ni à la maîtresse, ni à la mère, et le monstre le plus parfait qui soit.

Un duc, celui-là, un duc porteur d’un des plus beaux noms de France, mais combien galvaudé ! Ah ! le joli duc ! le roi des pique-assiettes. Il entre timidement, regarde à travers son monocle, flaire un souper, s’installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n’a peut-être pas dîné, le duc ; car, quoiqu’il n’y manque jamais, il est sans doute revenu bredouille de ses quotidiennes tournées au Café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, en quête d’un ami et d’un menu. Très bien avec les petites dames et les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes et monte les bêtes des autres. Chargé de dire partout où il va : « Ah ! quelle femme charmante ; ah ! quelle admirable bête ! », il reçoit, en échange de ces services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.

Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-là fut brillant autrefois, fier et respecté. Il garde encore, malgré l’embonpoint qui est venu, malgré la bouffissure des chairs et le boursoufflement des paupières, une allure de correcte élégance et un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a des années, les majors dans les tables d’hôte. Sa politesse et son éducation très décoratives, lui sont un capital qu’il exploite en perfection. Il sait tirer parti du déshonneur des autres aussi habilement que du sien, car nul mieux que lui ne s’entend à mettre ses malheurs conjugaux en coupe réglée.

Voulez-vous connaître le secret des splendeurs intermittentes de ce jeune homme à la barbe blonde, aux yeux de mouton, qu’on rencontre quelquefois menant au Bois, du haut de son phaéton, deux superbes steppeurs, et quelquefois aussi, entrant, la mine basse et la jaquette graisseuse dans les gargotes à prix fixe ? Rien n’est plus simple. Est-il bien avec sa maîtresse ? Le phaéton et les poches pleines d’or. Sa maîtresse l’a-t-elle quitté ? L’omnibus, la gargote, et les différends à la justice de paix, avec sa blanchisseuse, pour une note de vingt francs qu’il ne peut payer.

Ce visage livide et plissé, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint ? Ne riez pas. Il y a du sang dans cette histoire. Longtemps on eut peur et on s’éloigna. Mais, bast ! un vieux souvenir après tout. Et puis les mains de cet homme sont si belles, ses manières si élégantes, ses habits si bien coupés, sa vie si mystérieuse ! Un peu de sang n’ajoute-t-il pas un intérêt romanesque à l’étrangeté déjà si inquiétante et si attirante du personnage ?

Ah ! voilà certainement une bonne plaisanterie et qu’aime à raconter, en ses heures de gaîté, ce jeune homme si joli, à la moustache si joliment dessinée. Un jour, n’ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, il eut l’ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtresse, et s’en revint à la maison paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l’adorait. Elle était riche. Il l’épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait sa dot comme un voleur, et retrouvait sa vieille maîtresse. La jeune fille mourut de chagrin, quelques mois après, la petite sotte ! N’est-ce pas une délicieuse et bien spirituelle farce, plus délicieuse et plus spirituelle qu’aucune des farces de ce monde !

Et cet autre, dont on vante avec tant d’enthousiasme le goût d’artiste, et dont on admire si haut les superbes collections de bibelots anciens. Sans fortune connue, il dépense cent mille francs par an. Mais il a de précieuses relations dans le monde et dans le demi-monde, et chacun le consulte pour l’aménagement d’un hôtel ou d’un château, étant, dit-on, l’unique tapissier du siècle et le plus fertile en merveilleuses et rares imaginations. Il ne demande rien, sinon qu’on lui laisse choisir librement les fournisseurs, dont il aime à faire la fortune.

Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers, venus on ne sait d’où, qu’un scandale apporte et que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi et l’estime bourgeoise, qui pourtant s’adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles beaucoup s’inclinent ! Tous ils grouillent là, superbes, impunis et tarés, au milieu de naïfs et d’inconscients qu’ils exploitent et qu’attirent les séductions et les sourires engageants du plaisir !

Mais les figures pâlissent, les traits s’étirent, le sommeil gonfle et rougit les paupières. Ils abandonnent un à un les cabarets, las et inquiets, car savent-ils ce que demain leur réserve ; ce qui les attend chez eux, quelle ruine les guette, au fond de quel gouffre de misère et d’infamie ils sombreront, les pauvres diables ! Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande. Ne serait-ce pas leur tour demain ?

Le boulevard est maintenant désert. Un grand silence s’appesantit sur la ville qui dort. Seules les fenêtres des tripots luisent, pareilles à des yeux de bêtes géantes tapies dans la nuit.

Contes IV
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